Deux enfants tués dans le jardin d’Erdogan

14 mars 2014, par Au fil du Bosphore

Berkin, 15 ans et Burakcan, 22 ans, étaient deux enfants d’Okmeydani. Le premier, mort mardi matin après neuf mois de coma, a été tué en bas de chez lui par une grenade lacrymogène tirée par un policier, au plus fort des manifestations de Gezi. Ses funérailles, mercredi, ont provoqué une vague d’émotion à travers la Turquie et ont été suivies par plusieurs centaines de milliers de personnes. Le second a été abattu mercredi soir, dans le même quartier, dans des circonstances encore troubles, après une échauffourée entre militants d’extrême gauche et pro AKP. Revendiqué par le DHKP-C (parti-front révolutionnaire de libération du peuple), un groupuscule radical marxiste, cet acte ressemble à première vue à une vengeance. Berkin était alévi, d’une famille de gauche. Burakcan, issu d’une famille nationaliste. Pour beaucoup, sur les pentes de ce faubourg populaire d’Istanbul, il pourrait aussi s’agir d’une provocation destinée à exacerber les tensions communautaires. Un scénario que le quartier a déjà vécu.

« Okmeydani », comme son nom l’indique en turc, était, sous l’empire ottoman, une place (meydan) dédiée au tir à l’arc (ok). De là, les collines qui longent la voie rapide et qui descendent jusqu’à la Corne d’or sont une succession de micro quartiers où dominent les anciens gecekondu, des immeubles construits après les années 70 par les immigrants d’Anatolie, venus parfois par villages entiers : Piyalepacha, Kaptanpacha, Kasimpacha… Une mosaïque de petits villages urbains bien identifiés. Kurdes de Mardin, Turcs sunnites de la mer Noire, Alévis de Sivas ou du Dersim…

Cette zone proche du centre d’Istanbul, est le jardin du premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Originaire, par son père, de la mer Noire (Rize), il a grandi dans les ruelles accidentées du haut de Kaptanpacha. Jeune, il fréquentait assidûment la mosquée de Kasimpacha. Il compte encore dans le quartier quelques amis fidèles et de très nombreux partisans. Depuis son accession au pouvoir, Kasimpacha s’est transformée, bénéficiant de nombreux équipements collectifs : centre de santé, écoles, piscine, bibliothèque. D’anciennes casernes ottomanes y ont récemment été restaurées au bord de la Corne d’Or. Le stade de football de l’équipe de Kasimpacha, qui joue en première division, porte le nom de son premier supporter : Recep Tayyip Erdogan.

A deux pas de l’immeuble où à grandi le jeune Tayyip, le haut de Piyalepacha est en état quasi insurrectionnel depuis la mort de Berkin. Les lampadaires, qui servent autant à éclairer qu’à abriter des caméras de vidéosurveillance, ont été déboulonnés. Des barricades érigées autour du parc et du cemevi (le lieu de culte des Alévis) sont gardées par les gamins qui fabriquent des cocktails Molotov avec des bouteilles de coca. A cent mètres de là, sont postés les blindés antiémeute de la police. Le soir, les échauffourées sont violentes dans le quartier. « Jeudi soir, il y avait du gaz lacrymogène partout jusqu’à 3 heures du matin », raconte une habitante. Rebelote vendredi. Les tensions ne sont jamais vraiment retombées depuis les manifestations de Gezi, dans ce micro quartier peuplé en majorité d’Alévis originaires d’Anatolie (Dersim, Erzincan, Sivas…). Les petits partis de la gauche révolutionnaire turque et kurde maillent le territoire, à commencer par le Halk Cephesi (Front du Peuple), une émanation de Dev-Sol (Gauche révolutionnaire). Les « Erdogan assassins » ou « Berkin Elvan est immortel » recouvrent les murs. M. Erdogan connaît parfaitement ce quartier et ses spécificités.

Passée l’école primaire, on change d’ambiance. On franchit une frontière invisible. Autour de la mosquée, vivent surtout des Turcs sunnites et le soutien à l’AKP de Recep Tayyip Erdogan s’y affiche clairement avant les élections municipales. Dans le bas du quartier, les rues sont tenues par un groupe de supporters de l’équipe de foot, les « Kasimpasa 1453 » qui au printemps dernier, accueillait les manifestants de Gezi à coups de bâtons. C’est là qu’habitait la famille de Burakcan, tué mercredi soir. Il travaillait avec son père à l’épicerie. Les jeunes d’en haut, en colère, voulaient défiler pour Berkin dans le bas du quartier. Que s’est-il réellement passé ensuite ? Une bagarre a dégénéré. Le corps de Burakcan a été enterré à Giresun, dans la région de la mer Noire.

Vendredi après-midi, une prière et un repas de deuil se tenait au cemevi de Piyalepacha, trois jours après la mort de Berkin. Le père, Sami Elvan, a lancé un appel à « ne pas se servir de la mort pour faire de la politique ». Et il a téléphoné au père de Burakcan pour lui adresser ses condoléances. Un geste fraternel, destiné à faire baisser la tension dans le quartier. Le premier ministre, lui, n’a rien fait pour apaiser les tensions. Il n’a pas eu un mot de compassion à l’égard de la famille de Berkin, et il a même traité l’adolescent de « casseur » et de « terroriste », vendredi. Pour lui, tout son quartier est d’ailleurs à blâmer… Il a en revanche envoyé une présence aux funérailles de Burakcan. Erdogan joue sur les divisions et les peurs, cherche à polariser la société turque avant les élections municipales. Pour établir un état d’urgence de fait, disent certains. C’est déjà le cas tous les soirs à Piyalepacha. Dans ces quartiers qu’il connaît rue par rue.

Le ghetto révolutionnaire d’Okmeydani, comme d’autres disséminés dans Istanbul, est une cible de choix. Ce n’est pas un hasard si la pression policière y est plus brutale qu’ailleurs. Comme à Armutlu ou à Gazi où des heurts ont éclaté à l’automne dernier, après la mort d’un jeune, Hasan Ferit. La pression foncière aussi y est forte. Ces quartiers de gecekondu (maisonnettes en dur « construites en une nuit »), centraux, sont aussi la proie des promoteurs immobiliers. Ces derniers n’étant jamais très loin du pouvoir politique.

Vidéo du projet de gentrification à Okmeydani

Illustration sur les hauts de Kaptanpacha, en plein « territoire Erdogan », où un immense espace dédié au tir à l’arc a été inauguré en grande pompe l’an dernier, par le premier ministre lui-même. Le « okçular tekkesi » ou le tekke des archers, comprend une mosquée en béton, d’une esthétique douteuse. Un centre d’entraînement, un champ de tir, avec des cibles et des bâtiments publics où s’est installé une brigade de policiers antiémeute. La construction de ce stade, qui a nécessité la destruction de dizaines de maisons et des terrains de foot où venaient jouer les gosses du quartier, remplit plusieurs objectifs à la fois.

L’opération permettrait de développer le quartier et d’y faire grimper les prix. La mairie d’Istanbul y a d’ailleurs imaginé un grand projet pour faire venir les touristes et les classes moyennes. Un projet d’aménagement inspiré des « Champs-Elysées » nous dit le journal Sabah, contrôlé par des entrepreneurs proches du gouvernement… Le plan de rénovation urbaine prévoit le relogement de 100.000 personnes.

L’affaire du tir à l’arc ravive en même temps le néo-ottomanisme et l’idéologie de la Conquête puisque l’endroit était, en 1453, le lieu de regroupement des archers de l’armée ottomane, lors du siège de Constantinople. Le 29 mai dernier, M. Erdogan a présidé la « coupe de la conquête » où s’affrontaient des archers en costumes d’époque. Mais l’opération permet aussi de mettre la main sur des terrains qui prennent de la valeur. Au conseil d’administration de la fondation des archers (http://www.okcularvakfi.org/) récemment recrée, on trouve des fils de députés AKP… Ainsi que Bilal Erdogan (sur la photo), le fils de Tayyip Erdogan, au centre des affaires présumées de corruption qui ont éclaté le 17 décembre. Bilal est mis en cause dans une série d’enregistrements clandestins révélés par le compte Twitter Haramzadeler. Et accusé par l’opposition d’avoir perçu d’importants pots-de-vin via des fondations écran.

A Okmeydani, dans le jardin de Recep Tayyip Erdogan, des enfants jouent, des enfants meurent.

Guillaume Perrier, correspondant pour Le Monde à Istanbul depuis 2005.