Corruption: l’étau se resserre sur Erdogan

Article paru dans l’édition du Monde du mercredi 26 février 2014

Une voix faible et hésitante, attribuée à Recep Tayyip Erdogan, explique à l’autre : « Ils sont en train de perquisitionner les maisons de dix-huit personnes pour une grosse opération anticorruption. » Au bout du fil, dans cet enregistrement d’une conversation supposée du premier ministre turc, se trouverait son fils Bilal, visiblement mal réveillé, au domicile familial, à Istanbul. « Maintenant, ce que je te dis, c’est qu’il faut faire disparaître tout ce qu’il y a à la maison. D’accord ? »

Quelques heures plus tard en ce 17 décembre 2013, alors qu’éclate un gigantesque scandale de corruption dans l’entourage de M. Erdogan et que des fils de ministres sont placés en garde à vue, Bilal rappelle : « Papa, nous avons presque terminé. (…) Nous ne l’avons pas encore réduit à zéro, laisse-moi t’expliquer… Il y a encore 30 millions d’euros que nous n’avons pas éliminés. »

Publié lundi 24 février au soir par un internaute anonyme, ce document, non authentifié, a aussitôt enflammé les réseaux sociaux et obligé le bureau du premier ministre à réagir à une heure tardive, pour dénoncer « un montage immoral et totalement faux ». Devant ses députés, mardi, M. Erdogan a dénoncé les attaques du « lobby du prédicateur », désignant le mouvement de l’imam Fethullah Gülen, avec lequel il est en conflit. Il le tient pour responsable des opérations anticorruption déclenchées le 17 décembre et l’accuse d’avoir pratiqué des milliers d’écoutes illégales grâce à son noyautage de la police.

Pour l’opposition et pour les sympathisants de la confrérie Gülen, aucun doute sur l’authenticité de la conversation téléphonique n’est permis : le premier ministre a été pris la main dans le sac et son gouvernement « a perdu toute légitimité ». Dirigeant du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), Kemal Kiliçdaroglu a lancé à M. Erdogan : « J’ai un conseil pour vous : prenez un hélicoptère, fuyez à l’étranger et démissionnez ! »

Assailli d’accusations mêlant fuites judiciaires, rumeurs et manipulations, qu’il dit orchestrées selon « un scénario sans faille », le premier ministre promet de faire la sourde oreille jusqu’aux élections municipales du 30 mars, qu’il veut transformer en plébiscite : « Le peuple décidera dans les urnes. »

Son parti, l’AKP, pourrait voir sa domination s’éroder, mais il tentera de conserver sa mainmise sur les grandes villes, et notamment sur Istanbul et Ankara. La campagne électorale, d’ores et déjà marquée par les affaires, promet d’être chaotique. D’autres enregistrements compromettants pourraient en effet émerger dans les semaines à venir. Mehmet Baransu, un journaliste d’investigation aux méthodes controversées, dit avoir des dizaines de dossiers en réserve.

« CHANGEMENT DE RÉGIME »

La presse pro-gouvernementale accuse les partisans de M. Gülen d’avoir mis sur écoute des milliers de personnalités politiques et médiatiques et de se livrer à un « chantage ». Les lignes de plusieurs ministres et du premier d’entre eux auraient été placées sous surveillance depuis trois ans. « Même les téléphones cryptés de l’Etat ont été écoutés », a tempêté mardi M. Erdogan. Pour tenter de contenir le scandale, le pouvoir tente de verrouiller les libertés. Depuis décembre, Ankara a voté plusieurs changements législatifs cruciaux, procédant selon l’opposition à un « changement de régime ».

Les statuts du Haut Conseil des juges et des procureurs ont d’abord été modifiés pour renforcer le rôle du gouvernement sur la nomination des magistrats et pour neutraliser les enquêtes en cours. Une vaste purge a lieu dans l’administration policière et judiciaire, soupçonnée d’être infiltrée par la confrérie Gülen ; plusieurs milliers de fonctionnaires ont déjà été limogés.

Depuis la semaine dernière, le contrôle d’Internet a été renforcé et un site peut désormais être interdit d’accès sur simple décision administrative. Un bon moyen de censurer rapidement de futures fuites. Le premier ministre turc a fustigé mardi le « lobby du robot », qui manipulerait les réseaux sociaux pour lui nuire. L’Assemblée nationale s’apprête également à voter un élargissement des pouvoirs des services de renseignement, le MIT, dirigés par des proches de M. Erdogan. Pour en faire son ultime rempart.

Guillaume Perrier, correspondant pour Le Monde à Istanbul depuis 2005.