De la grand-mère à la dernière-née, toute la famille Söylemez est au balcon. Depuis la fin de matinée, mercredi 12 mars, des milliers de personnes ont commencé à se rassembler juste en bas, devant le cemevi, le lieu de culte alévi du quartier d’Okmeydani, à Istanbul. Toutes les rues alentour ont été bloquées par des barricades. La foule a grossi peu à peu. Le cercueil du jeune Berkin Elvan ne devrait plus tarder à sortir du bâtiment juste en face.
Sur son balcon, la vieille femme murmure des prières tandis que sa fille Aysegül, les paupières rougies, serre les dents. « Ç’aurait pu être l’un de mes enfants. » Ç’aurait pu être Barran, 23 ans, étudiant en informatique qui, au printemps dernier, était dehors quasiment chaque soir pour manifester contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Comme tout le monde, il connaissait la victime, un gosse du quartier âgé de 15 ans.
Le 16 juin 2013, Berkin Elvan était sorti « pour acheter du pain », selon son père. Le quartier était alors le théâtre quotidien d’affrontements entre la police antiémeute et les jeunes du quartier, armés de pierres et de cocktails Molotov. Quelques minutes plus tard, l’adolescent s’est écroulé, touché à la tête par une grenade lacrymogène tirée horizontalement, à une vingtaine de mètres, selon les témoins, par une brigade de policiers. Après neuf mois de coma, Berkin, qui ne pesait plus que seize kilos, a cessé de lutter mardi matin, à Istanbul. La mort de ce collégien au visage d’enfant, la huitième victime de la répression contre les manifestations du printemps dernier, a déclenché une immense vague d’émotion à travers toute la Turquie. Au point de devenir un symbole de la violence policière et de l’impunité. Neuf mois après les faits, le policier auteur du tir meurtrier n’a toujours pas été identifié.
UNE FOULE MONSTRE A SUIVI LE CERCUEIL
Lorsque le cercueil apparaît finalement à la grille du cemevi, recouvert d’un drap rouge et de bouquets de fleurs, la rumeur monte, on se bouscule. Barran se faufile pour jeter une poignée d’oeillets rouges au passage du cortège, tout en filmant avec son téléphone portable. Les « Erdogan assassin ! » redoublent. Ce sont, au total, plusieurs centaines de milliers de personnes qui ont suivi le cercueil de Berkin jusqu’au cimetière. Une foule monstre, la plus importante depuis les manifestations du parc Gezi au printemps 2013, a envahi le centre de la ville et s’est approchée en fin de journée de l’esplanade centrale, bouclée par la police.
Sur le parcours, des boutiques ont tiré le rideau par solidarité. Des portraits de Berkin sont placardés sur des devantures. Lycéens et étudiants ont séché les cours en masse. A Izmir, Ankara, Tunceli et dans plusieurs dizaines d’autres villes turques, des milliers de manifestants ont battu le pavé pour réclamer des comptes au premier ministre.
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Sitôt les funérailles achevées, de violents affrontements ont éclaté aux abords de la place Taksim, quadrillée par la police. Jusque tard dans la nuit, les rafales de balles en caoutchouc tirées depuis les véhicules blindés ont crépité. Un déluge de grenades lacrymogènes a rendu l’air irrespirable. Ces incidents ont fait au moins deux nouvelles victimes. Dans le quartier de Berkin, un homme de 21 ans a été tué par balles dans des heurts entre habitants et manifestants. Dans la région de Dersim (est du pays), un policier a succombé à une crise cardiaque qui serait liée aux gaz lacrymogènes.
UN BUREAU DE CAMPAGNE DE L’AKP SACCAGÉ ET INCENDIÉ
Plusieurs dizaines de blessés et au moins deux cents arrestations ont également été recensées. Un bureau de campagne du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, a été saccagé et incendié. Mercredi soir, sur l’avenue Istiklal, la grande artère piétonne qui mène à Taksim, un jeune vendeur de riz ambulant, âgé de 17 ans, a été grièvement blessé au visage par une grenade lacrymogène.
Directement visé par les manifestants qui criaient leur colère, M. Erdogan n’a montré aucun remords. Il avait déjà qualifié l’action de sa police pendant l’occupation de Gezi d’« héroïque ». Interrogé mercredi soir à la télévision, le premier ministre a évité le sujet, se contentant de souligner que « les taux de change se sont rétablis » et que « la Turquie ne sera pas affectée par ces événements ».
Le député Samil Tayyar (AKP), adepte des provocations et des thèses conspirationnistes, s’est demandé si le jeune Berkin Elvan n’avait pas été « débranché » opportunément pour déclencher de nouvelles manifestations à deux semaines des élections municipales. Une rhétorique enflammée qui risque de faire grimper un peu plus la tension à l’approche du scrutin.
Par Guillaume Perrier (Istanbul, correspondance)
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